samedi 17 mai 2014

Promenades (5)


"Plus que tout m'attiraient les terrains insidieusement vagues que la végétation, l'habitat misérable et des murs en ruine se disputaient, les demeures aux grilles rouillées que condamne une mystérieuse quarantaine depuis le départ de leurs locataires. Je me plantais devant elles, et la machine à produire l'imaginaire se mettait en marche. Toute la famille avait dû s'en aller inopinément, un jour qu'aucun signe funeste n'avait marqué en apparence. Eux aussi avaient eu l'intention de se promener, sans doute, puis un événement était survenu qui les avait inexplicablement retardés, au Pré Catelan ou dans les vergers de Montreuil. Peut-être même avaient-ils pénétré à leur insu dans un univers calqué sur le nôtre mais où le temps s'écoulait autrement, et y poursuivaient-ils leur journée de loisir ; puis, par mégarde, ils franchiraient la ligne de démarcation en sens inverse. Ils allaient revenir, sous leurs vêtements d'autrefois, n'ayant vieilli que de quelques heures pendant cette absence on ne peut plus illégale. Qui sait si je n'assisterais pas à leur surprise devant le changement de décor et la difficulté à faire tourner les portes sur leurs gonds ?..."

André Hardellet, La promenade imaginaire

4 commentaires:

  1. l'Anonyme fantomatique de ce blogue18 mai 2014 à 10:43

    Si l'on n'avait pas la signature à la fin de la citation, on jurerait un passage tiré de Modiano, n'est-ce pas? Chez lui aussi, ce fantasme d'un retour des fantômes du passé dans les lieux qu'ils ont laissé en déshérence — ces lieux où l'on a le sentiment inexplicable d'une présence négative, de quelqu'un qui manque. Et la plupart de ses narrateurs, au fond, sont un peu des fantômes d'eux-mêmes, de ce qu'ils étaient dans d'autres années… Ces thèmes sont au cœur de la meilleure étude critique que j'aie jamais lu sur Modiano: Ontologie fantôme. Essai sur l'œuvre de Patrick Modiano, de Daniel Parocchia, paru aux éditions Encre Marine en 1996. Je vous le recommande vraiment, je suis presque sûr que ce petit livre vous intéresserait: plutôt que d'une étude critique, il s'agit d'une espèce de rêverie métaphysique à partir de l'univers fictif de Modiano, qui prolonge et explicite un certain nombre des choses qui nous touchent chez lui.

    Je n'ai pas lu La promenade imaginaire (je compte combler rapidement cette lacune), mais j'ai aussi un faible pour Hardellet. En particulier ses recueils de proses brèves: La Cité Montgol, son tout premier livre, et Les Chasseurs (ça vaut vraiment la peine de lire ce petit livre dans un exemplaire de la délicieuse édition originale publiée par Pauvert, au format étroit très élégant, avec une gravure naïve et mystérieuse sur la couverture). J'aime aussi beaucoup son premier roman, Le Seuil du Jardin. Et son dernier récit de fiction, Lady Long Solo — autre promenade fantomatique dans un Paris étrangement déserté… Là encore, la forme l'édition originale publiée par Pauvert contribue puissamment à l'effet onirique du récit: le livre se présente cette fois un mince album grand format, le texte imprimé en blanc sur des pages noires (et il est rare qu'il y ait plus d'un paragraphe d'une dizaine de lignes par page: le noir envahit l'essentiel de l'espace), avec des mots et des formules se détachant en bleu; le tout accompagné d'images suggestives, en grisaille, de rues vides, dues à Serge Bajan (j'avoue ne rien connaître d'autre de ce dessinateur). Est ce que Mr. George WF a déjà vu passer ce livre? On en trouve une belle analyse, agrémentée de nombreuses reproductions de pages, sur un blogue fermé depuis longtemps, mais où j'aime à revenir:
    http://ingirum.blogspirit.com/archive/2006/06/08/lady-long-solo-1.html

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  2. Modiano, oui, j'ai eu exactement la même impression... Et ce que vous en dites est très juste.
    Merci aussi infiniment, cher Anonyme fantomatique, pour ces passionnantes et détaillées recommandations de lecture, je vais me mettre en recherche de ces petits trésors.
    Vous trouverez La promenade imaginaire justement dans la collection L'Imaginaire de Gallimard, accompagné de son texte siamois Donnez-moi le temps.

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  3. l'Anonyme fantomatique de blogue et d'un autre18 mai 2014 à 17:27

    Merci pour la référence de La Promenade imaginaire, chère Florence: en fait, j'ai acheté il y a quelques années pour une bouchée de pain, sur les quais, les trois volumes reliés des œuvres complètes de Hardellet parus chez L'Arpenteur; je les ai rarement ouverts, parce que j'ai des éditions séparées de la plupart des textes que je préfère, mais voilà l'occasion — il ne me reste plus qu'à les retrouver dans mon désordre (disséminé entre plusieurs lieux, plusieurs villes, ce qui n'arrange rien).

    Autre chose, à propos de Modiano, que je voulais vous demander depuis longtemps: connaissez-vous les étranges chansons qu'il a écrites avec Hugues de Courson (un des futurs fondateurs de Malicorne), quand ils n'avaient pas 20 ans? Ils en ont placé quelques-unes (Françoise Hardy, notamment, en a interprété quatre), mais les plus personnelles leur sont bien sûr restées sur les bras. Hugues de Courson a fini par les enregistrer lui-même dans les années 70. Beaucoup d'éléments de l'univers de Modiano sont déjà là en germe, dans certains de ces textes. L'album s'intitule Fonds de tiroir 1967. À ranger à côté des 28 Paradis, de Catherine Certitude et des deux aventures de Choura. (J'aime beaucoup toutes ces petites merveilles que Modiano a écrites en marge de son œuvre romanesque.)

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  4. Ces chansons de Modiano et Hugues de Courson - dont je ne connaissais jusqu'à récemment que Etonnez-moi, Benoît, évoqué ici dans un post il y a quelque temps -, oui je sais qu'elles existent. Notre ami commun George Weaver me les avait signalées (en me précisant d'ailleurs que c'est vous qui les lui aviez fait découvrir !). Mea culpa, je n'ai pas jusqu'à maintenant pris le temps d'écouter ces Fonds de tiroir, mais sous ces recommandations réitérées, je ne manquerai pas de le faire.
    Et merci aussi pour les références d’œuvres pour la jeunesse, je ne connaissais pas mais d'après ce que je viens d'en voir ça devrait me plaire.

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