dimanche 29 juin 2014

Passage Molière, juin 1954 - juin 2014

Juin 2014

"THE DARK PASSAGE
À la Galerie du Double Doute, passage Molière (82 rue Quincampoix), l’exposition de métagraphies influentielles se poursuit avec fruit. La permanence lettriste est maintenant protégée de grillages pare-éclats."
Potlatch n°1 - 22 juin 1954

Juin 1954 - Guy Debord photographié Passage Molière

"L’exposition de métagraphies influentielles ouverte le 11 juin à la Galerie du Double Doute s’est achevée le 7 juillet sans incidents graves."
Potlatch n°4 - 13 juillet 1954

Juin 1954 - Gil J Wolman, Mohamed Dahou, Guy Debord, Ivan Chtcheglov, devant la Galerie du Double Doute

"DRÔLE DE VIE
Sous le titre de « Drôle d’exposition », une feuille de province nommée Nice-Matin révèle, à propos de la manifestation métagraphique de l’Internationale lettriste à la Galerie du Double Doute, que « cette nouvelle forme artistique n’est pas gratuite puisqu’elle se propose de conditionner les sentiments et les gestes des spectateurs ».
Puisqu’on nous en fait le reproche, il faut bien admettre qu’en effet il n’existe pas de différence essentielle entre une métagraphie et un quotidien d’information.
Tout au plus peut-on se demander au service de quelle propagande les uns et les autres entreprennent de « conditionner les sentiments et les gestes ».
L’exposition de la Galerie du Double Doute ne nous semble pas plus « insolite » ni plus « bizarre » que les conditions d’existence dont certains s’accommodent. Il se trouve des gens pour acheter la feuille de province – pauvrement réactionnaire – nommée Nice-Matin. Et d’autres pour y travailler."
Potlatch n°7 - 3 août 1954

Juin 2014

mardi 24 juin 2014

Solitude (6) - Ivresses, chansons et belles Italiennes



"La carafe était posée sur la table entre les deux hommes. Neubourg sortit deux verres qu'il fit tinter avant de les remplir. Il en tendit un à Maranges et leva l'autre en le faisant tourner.
- Qu'est-ce que tu dis de ce chef d’œuvre ? Chinon Les Roches, famille Lenoir, 1990. Un nez à l'ancienne, légèrement animal, une bouche fruitée et épicée.
Maranges sourit. Ce jargon ne l'avait jamais convaincu.
- Je n'ai pas l'impression que tu sois en grande forme, poursuivit Neubourg. On va se consoler en écoutant Laura Pausini.
Leurs goûts artistiques étaient très différents. Mais ils partageaient une étonnante passion pour la variété italienne. Adriano Celentano, Fabrizio De André et Umberto Tozzi occupaient les places d'honneur de leur panthéon musical. Cette affection décuplait pour les femmes.
- Elles n'appartiennent pas pour rien à la race de Catherine de Sienne et de Sophia Loren, expliquait Neubourg. 
Laura Pausini commença à chanter.
Adossé au canapé, les yeux mi-clos, Maranges se laissa enivrer par la voix entêtante de la belle Italienne."

Sébastien Lapaque, Les Barricades mystérieuses


samedi 21 juin 2014

Cher Monsieur


Jean-Paul Sartre est né le 21 juin 1905, Françoise Sagan le 21 juin 1935.

Chers amis lecteurs, fidèles ou simples passants, si vous ne connaissez pas cette Lettre d’amour à Jean-Paul Sartre, lisez-là, et si vous la connaissez déjà, relisez-là. Ce texte, magnifique et émouvant hommage adressé aussi bien à l’homme qu’à l’écrivain (mais après tout, comme souvent il est difficile de distinguer l’un de l’autre), témoigne de la générosité, de l’humanité, de la modestie, de l’intelligence, du talent, de la grâce et de l’élégance de son destinataire aussi bien que de celle qui l’a écrit. C’est une des plus belles lettres qui soient. Merci, Françoise Sagan.

* * *

« Cher Monsieur,

Je vous dis “cher Monsieur” en pensant à l’interprétation enfantine de ce mot dans le dictionnaire : “un homme quel qu’il soit”. Je ne vais pas vous dire “cher Jean-Paul Sartre”, c’est trop journalistique, ni “cher Maître”, c’est tout ce que vous détestez, ni “cher confrère”, c’est trop écrasant. Il y a des années que je voulais vous écrire cette lettre, presque trente ans, en fait, depuis que j’ai commencé à vous lire, et dix ans ou douze ans surtout, depuis que l’admiration à force de ridicule est devenue assez rare pour l’on se félicite presque du ridicule. Peut-être moi-même ai-je assez vieilli ou assez rajeuni pour me moquer aujourd’hui de ce ridicule dont vous ne vous êtes, toujours superbement, jamais soucié vous-même.

Seulement, je voulais que vous receviez cette lettre le 21 juin, jour faste pour la France qui vit naître, à quelques lustres d’intervalle, vous, moi, et plus récemment Platini, trois excellentes personnes portées en triomphe ou piétinées sauvagement – vous et moi uniquement au figuré, Dieu merci – pour des excès d’honneur ou des indignités qu’elles ne s’expliquent pas. Mais les étés sont courts, agités et se fanent. J’ai fini par renoncer à cette ode d’anniversaire, et cependant il fallait bien que je vous dise ce que je vais vous dire et qui justifie ce titre sentimental.

En 1950, donc, j’ai commencé à tout lire, et depuis, Dieu ou la littérature savent combien j’ai aimé ou admiré d’écrivains, notamment parmi les écrivains vivants, de France ou d’ailleurs. Depuis, j’en ai connu certains, j'ai suivi la carrière des autres aussi, et s’il en reste encore beaucoup que j’admire en tant qu’écrivains, vous êtes bien le seul que je continue à admirer en tant qu’homme. Tout ce que vous m’aviez promis à l’âge de mes quinze ans, âge intelligent et sévère, âge sans ambitions précises donc sans concessions, toutes ces promesses, vous les avez tenues. Vous avez écrit les livres les plus intelligents et les plus honnêtes de votre génération, vous avez même écrit le livre le plus éclatant de talent de la littérature française : Les Mots. Dans le même temps, vous vous êtes toujours jeté, tête baissée, au secours des faibles et des humiliés, vous avez cru en des gens, des causes, des généralités, vous vous êtes trompé parfois, ça, comme tout le monde, mais (et là contrairement à tout le monde) vous l’avez reconnu à chaque fois.Vous avez refusé obstinément tous les lauriers moraux et tous les revenus matériels de votre gloire, vous avez refusé le pourtant prétendu honorable Nobel alors que vous manquiez de tout, vous avez été plastiqué trois fois lors de la guerre d’Algérie, jeté à la rue sans même sourciller, vous avez imposé aux directeurs de théâtre des femmes qui vous plaisaient pour des rôles qui n’étaient pas forcément les leurs, prouvant ainsi avec faste que, pour vous, l’amour pouvait être au contraire “le deuil éclatant de la gloire”. Bref, vous avez aimé, écrit, partagé, donné tout ce que vous aviez à donner et qui était l’important, en même temps que vous refusiez tout ce que l’on vous offrait et qui était l’importance. Vous avez été un homme autant qu’un écrivain, vous n’avez jamais prétendu que le talent du second justifiait les faiblesses du premier ni que le bonheur de créer seul autorisait à mépriser ou à négliger ses proches, ni les autres, tous les autres. Vous n’avez même pas soutenu que se tromper avec talent et bonne foi légitimait l’erreur. En fait, vous ne vous êtes pas réfugié derrière cette fameuse fragilité de l’écrivain, cette arme à double tranchant qu’est son talent, vous ne vous êtes jamais conduit en Narcisse, pourtant un des trois seuls rôles réservés aux écrivains de notre époque avec ceux de petit maître et de grand valet. Au contraire, cette arme supposée à double tranchant, loin de vous y empaler avec délices et clameur comme beaucoup, vous avez prétendu qu’elle vous était légère à la main, qu’elle était efficace, qu’elle était agile, que vous l’aimiez, et vous vous en êtes servi, vous l’avez mise à la disposition des victimes, des vraies à vos yeux, celles qui ne savent ni écrire, ni s’expliquer, ni se battre, ni parfois même se plaindre.

En ne criant pas après la justice parce que vous ne vouliez pas juger, ne parlant pas d’honneur, parce que vous ne vouliez pas être honoré, n’évoquant même pas la générosité parce que vous ignoriez que vous étiez, vous, la générosité même, vous avez été le seul homme de justice, d’honneur et de générosité de notre époque, travaillant sans cesse, donnant tout aux autres, vivant sans luxe comme sans austérité, sans tabou et sans fiesta sauf celle fracassante de l’écriture, faisant l’amour et le donnant, séduisant mais tout prêt à être séduit, dépassant vos amis de tous bords, les brûlant de vitesse et d’intelligence et d’éclat, mais vous retournant sans cesse vers eux pour le leur cacher. Vous avez préféré souvent être utilisé, être joué, à être indifférent, et aussi, souvent être déçu à ne pas espérer. Quelle vie exemplaire pour un homme qui n’a jamais voulu être un exemple !

Vous voici privé de vos yeux, incapable d’écrire, dit-on, et sûrement aussi malheureux parfois qu’on puisse l’être. Peut-être alors cela vous fera-t-il plaisir ou plus de savoir que partout où j’ai été depuis vingt ans, au Japon, en Amérique, en Norvège, en province ou à Paris, j’ai vu des hommes et des femmes de tout âge parler de vous avec cette admiration, cette confiance et cette même gratitude que celle que je vous confie ici.

Ce siècle s’est avéré fou, inhumain, et pourri. Vous étiez, êtes resté, intelligent, tendre et incorruptible.
Que grâces vous en soient rendues. »

Françoise Sagan, Lettre d’amour à Jean-Paul Sartre, texte écrit en 1979 et repris dans Avec mon meilleur souvenir

vendredi 20 juin 2014

Imagination et gratuité


"Parce que l’imagination, c’est le départ de la compréhension. […] Avec un peu d’imagination, vous pouvez vous mettre à la place de quelqu’un d’autre et penser : "Tiens, il avait l’air bizarre ce soir, si je téléphonais ?". Il peut arriver que justement ce soir-là il s’apprêtait à prendre trop de somnifères et que votre coup de téléphone l’eût arrêté. Il est possible aussi qu’il était de très bonne humeur et que votre appel l’eût dérangé. Là, vous auriez eu l’air ridicule. Mais je me moque bien d’être ridicule. Je n’ai plus quatorze ans. L’imagination dépasse le respect humain. L’imagination, c’est la grande vertu, parce qu’elle agit sur tout, la tête, le cœur, l’intelligence. Sans imagination, tout est perdu. C’est une vertu qui devient rare. Surtout dans sa forme exacerbée qui est la gratuité. Gaiement et follement, la gratuité."


"La gratuité a disparu de nos mœurs, malheureusement. On trouve de moins en moins de gens disposés à agir « pour rien », à accomplir un acte désintéressé, un acte pur – un de ceux qui ont pourtant un énorme pouvoir. La France traverse une période de terrible vulgarité louisphilipparde, tout y est corrompu par l’argent, il n’y a plus d’élégance morale. Dans les milieux où je vais parfois, il n’y a que trois sujets de conversation : la vie privée d’abord (qui couche avec qui), la grande politique vue à travers les petits intérêts (la dernière parole du Président va faire baisser nos affaires), et la vantardise (j’ai récemment ridiculisé monsieur Untel). Bref, c’est la grossièreté."

dimanche 15 juin 2014

Phrases entêtantes


"Et une fois encore, pagayant comme un fauve, Bob Saint-Clar échappe aux griffes de l'infâme Karpov."

* * *

"Je suis le mari de Marthe."

* * *

"Nous l’appellerons Blaise."

* * *

"Un pâté de canard comme je n’en avais jamais mangé. Maman en a repris trois fois."

* * *

"L’idée de te savoir dans les bras d’un homme m’est insupportable. A plus forte raison les types que tu fréquentes, qui sont d’une animalité pathétiquement bestiale."

vendredi 13 juin 2014

Quelle joie, René, quelle joie !


Parc des Princes - 1952
 "Paris, 10 avril 1952

Très cher René,

Merci de ton mot, tu es un ange, comme les gars qui jouent au Parc des Princes la nuit. Je n'arrive pas à te joindre par téléphone, il y a une abeille asexuée qui bourdonne sur la langue de cette femme en sycomore qui s'intègre à ton hôtel.

Je pense beaucoup à toi. Quand tu reviendras, on ira voir des matchs ensemble, c'est absolument merveilleux, personne là-bas ne joue pour gagner si ce n'est à de rares moments de nerfs où l'on se blesse.

Entre ciel et terre, sur terre rouge ou bleue, une tonne de muscle voltige en plein oubli de soi, avec toute la présence que cela requiert en toute invraisemblance. Quelle joie, René, quelle joie !

Alors j'ai mis en chantier toute l'équipe de France, de Suède, et cela commence à se mouvoir un tant soit peu. Si je trouvais un local grand comme la rue Gauguet, je mettrais deux cents petits tableaux en route pour que la couleur sonne comme les affiches sur la nationale au départ de Paris.

Mais voilà, place Saint-Michel, une fille de Marseille qui m'enlève tout le calme pour méditer à mes projets. Une vulgarité, René, telle que cela devient sublime, et ronde comme une pierre tendre. Dieu si j'arrive à faire un nu avec ce phénomène mais j'ai jamais vu un volume pareil à vingt ans.

Je te promets de ces rigolades à ton retour, tu n'as qu'à chasser les mirages.
Ecris-moi si tu as un peu de temps, je vends des pommes au Texas.

Merci encore de ton accueil à mon tableautin.

A toi

Nicolas"

Parc des Princes (Les Grands Footballeurs) - 1952

mercredi 11 juin 2014

Un tout petit moment


"Il y a toujours le désir qu'un petit groupe arrive à changer les choses. Ç'a été un petit moment – la Nouvelle Vague. Un tout petit moment. Si j'ai un peu de nostalgie, c'est ça. Trois personnes, Truffaut, moi et Rivette, certains oncles comme Rohmer, Melville, Leenhardt… C'étaient trois garçons qui avaient quitté leur famille. Rivette, comme Frédéric Moreau, était parti de Rouen. François, moi, on recherchait une autre famille que la nôtre."
Jean-Luc Godard, entretien au Monde, 10 juin 2014

samedi 7 juin 2014

Mes lèvres et tes doigts d'or

L'Histoire d'Adèle H. (1975)

"Mes lèvres sont mortes d’ivresse,
Embrasées dans un tourbillon,
Carillonnant plein de promesses,
En confettis et cotillons

Alors que tout autour de moi,
Semblait vibrer, tourbillonner,
Dans des éclats de rires gras,
Mes lèvres se sont desséchées

Je les avais brûlées pour toi,
Fardées de rouge et puis d’étoiles,
Amassées, cachées sous mon voile,
A l’aube en te croyant mon roi.

Mes lèvres sont mortes à minuit

Mes lèvres sont mortes d’ivresse,
Embrasées dans un tourbillon,
Carillonnant, plein de promesses,
En confettis et cotillons

Bien sûr, tu m’avais prévenue,
Venant auprès de moi, que toi,
Tu ne te mettrais pas à nu,
Que tu venais par désarroi,

Mais tes mains, tu me les tendais,
Tes mains trop grandes et tes doigts d’or,
Je les ai laissés me serrer,
Ils sont à la taille de mon corps.

Mes lèvres sont mortes à minuit

Mes lèvres sont mortes d’ivresse,
Embrasées dans un tourbillon,
Carillonnant plein de promesses,
En confettis et cotillons

Quand dans ta nuit, tu m’as couchée,
C’est à ma bouche que tu pressais,
Ta tête lourde et ta douleur,
J’étais ton ange, ta douceur

Veilleuse de nuit, j’ai posé
Mes doigts sur tes yeux enfoncés,
Car je les sentais exploser,
Tes yeux, au creux de ta pensée.

Mes lèvres sont mortes à minuit

Mes lèvres sont mortes d’ivresse,
Embrasées dans un tourbillon,
Carillonnant plein de promesses,
En confettis et cotillons

Ton ange, dans ce tourbillon,
Rêvait, quand ses lèvres ont pris feu,
Elle brûlaient pour le réveillon
Dans une brèche de tes yeux

Mes lèvres sont mortes à minuit
Au premier son du carillon,
Dont les douze coups m’ont réduite
En une pluie de cotillons

Mes lèvres sont mortes à minuit."

(L, Mes lèvres)

jeudi 5 juin 2014

Le voyage à l'envers et les grands fonds équivoques


"Vous savez, je crois avoir finalement arrangé notre voyage à l'envers..."
Ce voyage à l'envers était le titre choisi pour leur escapade, un voyage qui leur ferait sans doute retraverser la Méditerranée et repartir au soleil d'octobre de quelque lointain pays ; comme si la croisière musicale n'eût été qu'un entraînement, comme si, pensait-il, ce bateau, ces barmen blonds, ces mondains, ces gens riches, comme si toute cette musique divine, toutes ces notes phosphorescentes jetées du pont, la nuit, dans cette mer où elles semblaient flotter un instant avant de disparaître, comme si ces paysages, ces odeurs, ces baisers dérobés, cette crainte de perdre ce qu'ils n'avaient pas encore gagné, comme si tout ce voyage avait été conçu et exécuté pour Julien comme le décor personnalisé de leur rencontre.


"Clarisse", dit-il trois ou quatre fois dans l'air de la fin de la nuit, un air blanc et ouaté, un air sans soleil encore. La lumière sur ce pont, à cette heure-ci, était grise, beige, ferreuse et triste. "On aurait pu se croire, se dit Julien, sur un bateau abandonné, sur une épave, dans quelque océan Indien aux grands fonds équivoques."

Françoise Sagan, "La Femme fardée"