samedi 10 mai 2014

Solitude (5) - Françoise et les trois saisons

La Peau douce (1964)
"Un jour que je traînais à Orly, j'ai vu brusquement Françoise Dorléac en uniforme d'hôtesse de l'air. Elle tournait un film avec François Truffaut, sur le parking devant l'aéroport. J'ai d'abord été surpris par cette coïncidence mais aujourd'hui je me dis que cela était dans l'ordre des choses.

J'ai tout oublié de la tristesse et de la pesanteur de l'hiver 1963. Seule demeure la voix de Françoise Dorléac que l'on entend, à travers le grand hall d'Orly, appeler un certain M. Lachenay. Elle marche, le visage enveloppé d'un foulard léger, et je retrouve au cœur du film La Peau douce, l'air que je respirais, les nuages, le gris du ciel, la neige sur le parking, tout un morceau du passé saisi par la caméra et qui sera pour toujours au présent. [...]

Je me souviens particulièrement du mois de juin 1967. C'est le samedi 24 que j'ai reçu une lettre m'annonçant que l'on acceptait de publier mon premier livre. Il faisait beau. J'étais dans le quartier du parc Monsouris et de la place des Peupliers. Je me sentais léger, heureux pour la première fois depuis longtemps, comme si je débouchais à l'air libre, en plein soleil après avoir marché pendant dix ans dans un tunnel. Mais deux jours plus tard, j'ai appris l’accident. C'était, de nouveau, un rappel à l'ordre, me confirmant d'une manière définitive, la cruauté de la vie.

En ce mois de juin 1996, on se demande ce qu'on a bien pu faire pendant ces trente dernières années, qui se mêlent aux années précédentes, quelquefois par un phénomène de surimpression.
Je me retourne vers ma jeunesse sans trop de mélancolie. Est-ce une illusion ? Il me semble que le temps devient transparent, que les saisons, celles d'hier et d'aujourd'hui, achèvent de se confondre dans une sorte de présent éternel.
Je me souviens qu'à ceux qui lui demandaient la date de sa naissance, Françoise Dorléac disait : "Le 21 mars, le premier jour du printemps..." Voilà la saison qu'elle évoquera toujours pour moi.

L'hiver de La Peau douce et la neige sur le parking d'Orly s'effacent pour laisser arriver le printemps. Un printemps intemporel, aussi fort, aussi déchirant que les printemps londoniens, quand les arbres blancs et roses fleurissaient le long des avenues du quartier de Notting Hill et dans le vert tendre des squares."

Patrick Modiano, Le 21 mars, le premier jour du printemps



"Françoise, Framboise, la mort en été. Je savais que c'était douloureux. La solitude, c'est quoi ? Ce qui est intolérable."
François Truffaut

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