mardi 10 mars 2015

Toujours des mots



"Il y a cette pluie qui tombe sans répit.
Installée bien au chaud derrière ma fenêtre, je trinque avec un homme qui prend l'eau. Ses mots que je n'entends pas se mêlent aux gouttes glacées qui tombent du ciel, glissent sur le trottoir luisant et s'en vont se perdre sur l'asphalte poli par le passage de pieds et de roues anonymes.
C'est un gâchis.
Quelles que soient ces paroles. Amères ou joviales, peu importe, peut-on ainsi les condamner à se dissoudre corps et âme dans un vulgaire caniveau, à couler vers leur propre anéantissement...
C'est injuste mais comment faire.
Après tout.
C'est peut-être très simple."


"Cela dit, gêne ou pas, Edmé a parlé cette nuit. Moi aussi, très vite soûle de mots autant que de vin, de mots dits et de mots écoutés, tant de paroles alors que depuis si longtemps je vivais en silence. Depuis combien de temps n'avais-je pas parlé ainsi, n'avais-je pas évoqué toutes ces choses murmurées à mes plantes jour après jour. Regarder Edmé dans les yeux et parler, et lui, attentif, tranquillement, sans jamais m'interrompre, avant de prendre parfois également son élan pour raconter un fragment de sa propre personne, de sa vie ou de l'une de celles qu'il croise chaque jour.
Cette nuit mon salon s'est empli de voix et de rires, tout ici en était éclaboussé, je sens encore leur présence, incongrue en ce lieu et pourtant nul n'a songé à s'en offusquer."


"Edmé parle de poésie, il récite quantité de sonnets, odes ou romances sans peine et sans grandiloquence, avec l'air de présenter de vieux amis, "et nos rêves sont d'azur" dit-il, et d'emblée à l'écouter on se perd en de lointains horizons, où la lune est rouge et brumeuse, pour après en garder des bribes, et un peu de chaleur.
Angélique d'un coup se sent quelque peu pitoyable. Elle a beau faire, en elle les poèmes ne tiennent pas, ils s'évaporent. En creusant bien on ne pourrait dénicher au fond de sa mémoire que quelques vers de Verlaine, plus deux ou trois fragments ébréchés des Fleurs du mal, rien de plus, misère.
Elle pense à Edmé, à son cortège de rimes et d'images, homme sans maison mais bardé de mots ailés, et elle si nue dans son appartement, si dépourvue de ces béquilles magnifiques. On peut tout affronter quand on a la poésie, elle sait cela mais elle ne sait plus à quel moment elle a laissé la grâce glisser hors d'elle, les mots sont bien partis, un soir d'hiver probablement, et les sillons qu'ils avaient creusés ont fini par se combler, peu à peu, le temps efface, et ne laisse que d'infimes traces de ce qui a été."


"Les mots nous protègent du vide, c'est un fait."

Nathalie Peyrebonne, La silhouette, c'est peu

* * *

Nous sommes les Ingénues
Aux bandeaux plats, à l'oeil bleu,
Qui vivons, presque inconnues,
Dans les romans qu'on lit peu. 

Nous allons entrelacées,
Et le jour n'est pas plus pur
Que le fond de nos pensées,
Et nos rêves sont d'azur ; 

Et nous courons par les prés
Et rions et babillons
Des aubes jusqu'aux vesprées,
Et chassons aux papillons ; 

Et des chapeaux de bergères
Défendent notre fraîcheur
Et nos robes - si légères -
Sont d'une extrême blancheur ; 

Les Richelieux, les Caussades
Et les chevaliers Faublas
Nous prodiguent les oeillades,
Les saluts et les "hélas !" 

Mais en vain, et leurs mimiques
Se viennent casser le nez
Devant les plis ironiques
De nos jupons détournés ; 

Et notre candeur se raille
Des imaginations
De ces raseurs de muraille,
Bien que parfois nous sentions 

Battre nos coeurs sous nos mantes
À des pensers clandestins,
En nous sachant les amantes
Futures des libertins.

Paul Verlaine, La Chanson des ingénues (Poèmes saturniens)

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