"À peine arrivée à Paris, Suzy [Solidor] ouvrit quai Voltaire une
boutique de curiosités qu'elle n'hésita pas à baptiser : « À la Grande
Demoiselle. » Le dimanche, la boutique se transformait insensiblement en
auberge, car les amis de Suzy en amenaient d'autres, et le pique-nique
s'organisait de lui-même au milieu d'une forte camaraderie, que
rehaussaient encore des chansons de matelots. Une fille très jolie,
accorte et fine, Line, dirigeait admirablement
ce relais galant et tenait lieu de dépensière, d'économe, de caviste et
de cuisinière. De là à fonder un bar « comme les autres » il n'y avait
qu'un pas. On leur dénicha un coin charmant, qui n'était autre que
l'ancienne boîte Pizella. Suzy et Line, qui ont de la lecture, voulurent
appeler l'établissement : « l'Amant de Lady Chatterley », mais on leur
fit remarquer que leurs invitées, qui préféraient lire le bouquin et
n’en pas parler, allaient faire la petite bouche. Quelqu'un qui a le
sens des mises en pages, leur proposa tout simplement « la Vie
Parisienne », et il ne se trompait pas, car ce titre, qui évoque
Offenbach, le prince de Sagan, Boni de Castellane, Émilienne d'Alençon,
Liane de Pougy, ne devait pas tarder à faire accourir rue Sainte-Anne
les noctambules les plus huppés de Paris, à commencer par Van Dongen,
qui fit le portrait de Suzy, […]."
Léon-Paul Fargue, Le piéton de Paris
Kees Van Dongen, Portrait de Suzy Solidor, 1927
On reviendra peut-être un jour sur la fascinante personne qu'avait l'air d'être Suzy Solidor...
"Le calme parfait du
cimetière me surprit après l'agitation du petit restaurant. On franchissait un
mur et la fièvre de la ville laissait place à un immense jardin. Mille touches
de couleurs respiraient sous un limpide ciel de septembre. Personne dans ces
larges allées qu'un employé arrosait en sifflotant.
En grimpant vers le
crématorium, je me souvins d'une matinée semblable à celle-ci, paisible et bleue.
Nous avions accompagné Jean-Claude, notre ami, jusqu'aux portes de l'éternité.
Pendant que son corps brûlait nous avions écouté la trompette de Miles Davis,
lointaine, mélancolique, et cette mélodie ressemblait à tous les personnages de
Total Khéops et à cette ville qui étaient sortis de son cœur.
Instant inoubliable. Inoubliable ami."
* * *
"Il introduisit un CD dans le lecteur.
– Tu aimes le jazz ? me demanda-t-il.
– J'en écoute peu.
– Si tu n'aimes pas ce morceau, c'est que tu as une pierre à la place du cœur. Il m'arrive de pleurer en l'écoutant.
– Qu'est-ce que c'est ?
– So What. Trompette, Miles Davis. Sax ténor, Coltrane. Drums,
DeJohnette. Contrebasse, Gary Peacock. Et au clavier, Herbie Hancock.
Enregistré dans un caboulot de Pittsburgh dans les années soixante.
Cette voiture luxueuse conduite par un truand, l'évasion rocambolesque
que nous préparions, ce morceau de jazz sous les lumières d'Avignon,
j'avais l'impression d'être un acteur dans un film de Melville. Si le
cinéma n’existait pas il y aurait beaucoup moins de voyous, pensais-je.
Qui s'intéresse aux plombiers ?"
Il a plu sur Santiago, ce 13 juillet 2017, comme 43 ans, 10 mois et 2
jours auparavant, un certain 11 septembre 1973. Moments indispensables
autour de la Moneda, tout comme au passionnant et très émouvant Musée de
la Mémoire, consacré au coup d'état et aux sombres années de dictature
qui ont suivi.
"Même si l'on me disait que je vais vivre mille ans, j'aurais encore
peur de mourir. De ne plus voir jamais cette beauté. Ici, la beauté est
partout.
Chaque jour je mets mes chaussures de marche dans le garage
et je pars. Je marche dans la lumière, je regarde la lumière, j'avale
la lumière, je traverse la lumière. Ma vue a commencé à baisser. Il
reste autour de moi toute cette clarté, si blonde en ces après-midi
d’hiver. J'avance vers la lumière dans la poussière, la boue, l'herbe
de tous les chemins. L'un d’eux me conduira au royaume des ombres. Tant
que je marche… Je connais chaque pierre des collines, les troncs
pourris qui barrent les sentiers, les sonores éboulis, les combes
luisantes de mousse. Je fais un pas, je suis ébloui. Je marche, j'ouvre
les yeux, les bras, la bouche. Je vis. Chacun de mes muscles vit, chaque
centimètre carré de ma peau. Je sens battre le sang dans mes épaules,
mes cuisses, mes reins, il laboure mon ventre. J'avale toute cette
beauté, elle illumine mon corps jusqu'à la pointe éblouie de chacun de
mes nerfs."
René Frégni, Les vivants au prix des morts (Gallimard)
in Usine à penser des choses tristes, extrait de l'anthologie Tous les grands ports ont des jardins zoologiques (collection La petite vermillon, Éditions La Table Ronde)
5 septembre 1977, cela fait donc 40 ans aujourd’hui que le
poète belge Marcel Thiry a disparu.
Que faisais-je le 5 septembre 1977 ? Rentrée de 4ème,
Rouen, collège Fontenelle...
Marcel Thiry, mort à 80 ans, était né un 13 mars, jour où il
y a 14 ans déjà une personne qui m’était très chère s’éteignait.