vendredi 17 août 2018

Solitude (14)



"Il montra la porte du fond. Et puis il prit congé.
Par la fenêtre, je le regardai partir. Sous la pluie il suivait le sentier, et sans hâte il s'enfonça à travers le bois, où soufflait le vent.
De nouveau je fus seul.
*
Il n'y a pas deux temps pareils de solitude, car jamais on n'est seul de la même façon. Il est des êtres singuliers dont le passage vous inspire un sentiment plus vaste ou plus profond d'isolement, après qu'ils vous ont laissé seul. Plus eux-mêmes sont solitaires, plus leur présence vous emplit, plus leur absence vous laisse de vide. Peut-être vous accordent-t-ils, eux qui sont faits pour le désert, aux lois secrètes de la solitude."
 

"Je venais de dîner : il était une heure. Il faisait encore plus doux que de coutume ; et, disposé, par la douceur de l'air à une grande confiance, je résolus d'aller jusqu'au fleuve, en me promenant. J'étais seul. Je le sentais bien; et non plus comme aux premiers temps de mon séjour à La Redousse ; car je l'étais physiquement. Il n'y avait que moi dans l'île, et j'en étais sûr. Cette certitude m'enchantait. De tous côtés de grandes eaux me séparaient des hommes ; et, délivré de leurs présences inquiétantes, j'avançais d'un pas libre au milieu des arbres tranquilles avec le sentiment d'une primitive innocence. Sentiment pur, où ne se concentraient pas mes réflexions, et d'où ne s'élevait aucune ombre de songe. J'étais un corps, un corps indivisible, où tout, la chair, l'âme, les bois, le ciel tendre, l'odeur des écorces amères, la brise, formaient une unité vivante merveilleusement saisie par la joie de marcher dans une authentique solitude. J'étais sensuellement seul. Aucune présence morale ne se substituait à l'absence des hommes, et rien ne me hantait. Mes pensées n'étaient que mes pas et mon souffle facile ; et je m'avançais vers le fleuve sans le redouter."

Photographie de Alain Etchepare - Blood of earth

"Or ma nouvelle solitude ne me pesait pas ; elle m'allégeait. J'avais rompu. Je ne voyais point trop encore sur quoi portait cette rupture ; car j'étais obsédé par une sensation mal définie, mais d'une puissante présence, qui m'exaltait et m'emplissait de crainte ; et c'était d'être détaché, libre peut-être (toutefois ceci est moins sûr). Détaché des miens, que j'aimais ; et déjà sur le fil du fleuve mystérieux, ce fleuve qui coulait en moi et dont j'avais toujours ignoré l'existence, tout à coup révélé par le bruit de ses flots et la vision, confuse encore, de ses rives. J'étais traversé par de grandes eaux sombres, et cette idée me hanta si tragiquement que, vers cinq heures, je sortis de la maison, malgré la neige, pour aller voir le fleuve."

* * *

"Je ne bougeais plus ; j'avais peur. Il faisait froid. Le fleuve, argenté par le ciel, entre ces rivages du froid étincelant, s'éloignait en silence. C'était bien un fleuve pour les solitudes. On les voyait, ces solitudes, au-delà des eaux glaciales, se perdre vers l'Ouest..."

2 commentaires:

  1. l'Anonyme de ce blogue19 août 2018 à 00:28

    Que c'est beau.

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    1. N'est-ce pas ? Quelle belle (re)découverte que celle d'Henri Bosco...

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