vendredi 9 novembre 2018

Cent ans (2)

Giorgio De Chirico, Portait de Guillaume Apollinaire (1914)

Alors que dans trois jours sera commémorée la fin de cette grande boucherie que fut la guerre de 14-18, cela fait cent ans aujourd'hui que Guillaume est parti.

On avait déjà publié ICI (pour évoquer les derniers jours d'Apollinaire dans son appartement du boulevard Saint-Germain) et (pour se souvenir du centenaire du jour où Guy l'artiflot fut blessé à la tête au Bois des Buttes) des extraits du texte magnifique qu'un autre poète qu'on aime beaucoup ici, Marcel Thiry, a écrit et lu en 1935 lors de la cérémonie d'inauguration du Mémorial consacré à Apollinaire à Malmedy-Bernister, en Wallonie. Une stèle y a été érigée pour commémorer le séjour en 1899 de Guillaume, alors âgé de 19 ans, dans la région, notamment dans un hôtel à Stavelot (dont il partit avec son frère sans payer !).

Il m'a semblé indispensable de recopier, ici et maintenant, pour penser à celui qui a quitté le temps le 9 novembre 1918, l'intégralité de ces vers admirables de Marcel Thiry, hommage sensible et émouvant au Prince des poètes.

Quelquefois, quand je vois grandir les jeunes filles,
Quand mon âge mesure avec mélancolie
Le temps qui passe à cette beauté qui leur vient,
Je recense en mes mains le sable des années.
Les belles de mil neuf cent quinze sont fanées
Et mes amis tués sont des morts très anciens ;
Et je pense à celui qui a quitté le temps,
Qui, un jour de novembre, il y a dix-sept ans,
A comme un dieu tricheur éludé la vieillesse
Et quelque part, dans l'ironie et la sagesse,
Est resté l'enchanteur qui jamais ne pourrit ;
Je pense au lieu malicieux d'où il sourit
Aux vanités et aux travaux indulgemment,
À ce séjour de la liberté poétique
Où, doux flâneur qui a mystifié le temps,
Entre Tirésias, Énoch et Angélique,
Guillaume Apollinaire a cinquante-cinq ans.

Un jour, 
           un jour la fête en bleu allait finir.
La plus vaste dépense au monde allait finir.
Le plus grand jeu de sang, de chevaux, de fusées,
De cerveau répandu, de villes embrasées,
La plus grande aventure au monde allait tarir.
Déjà redescendait ce haut concert d'étoiles,
Ces astres balançant du jugement dernier
Dont toi seul, conducteur, en ces quatre ans d'histoire
Avais su voir les fleurs neuves au ciel guerrier.
Car toi seul ne fus belliqueux ni pacifiste ;
Toi, ni Claudel et ni Barbusse, mais vivant,
Mais gai, mais conducteur tôt levé dans le vent,
Toi seul, ces blancs et verts soleils parachutistes,
Tu les as salués dans la nuit des tranchées
Quand leurs feux s'abaissaient pour rebondir encor,
Et qu'aux brises du front mollement accrochées
Leurs lampes ne cessaient de naître en lacs d'or triste
Et de renaître et de descendre sur les morts.
Or, ce jeu des quatre ans prodigues s'achevait.
Alors, connaissant bien l'avenir par les cartes,
Tu as souri comme on dit que tu le savais
Et tu as dit : « Guillaume, il est temps que tu partes. »

Apollinaire, il était temps que tu partisses.
Ton ère allait mourir avec ces armistices.
Tu avais eu l'amour à vingt et à trente ans
Et le temps béni, quand vous alliez par les plages ;
Le monde avait fleuri pour toi dans un printemps
D'art rénové, de villes gouges, de voyages,
Tu avais eu la guerre et ton beau sang versé ;
De tout cela, comme à l'hôtel de Stavelot,
Il aurait quelque jour fallu payer l'écot
Et vieillir, toi qui fus la jeunesse d'un âge !
Tu as choisi d'aller dans ton ciel coulissé
Parmi tes trismégistes et tes Simon-Mage,
Et tu t'es, à la cloche de bois, éclipsé...

Mais nous, qui restons veufs du grand vent de ton verbe,
Nous allons depuis lors fiés à ces croyances
Qu'on vouait à des rois plus forts que leur départ
Et plus rois que la mort, Barberousse ou Richard ;
Nous t'attendons, Merlin qui peux les revenances !
Et n'est-ce pas ce soir, soudain, marchant sur l'herbe
Miraculeuse comme un dieu blanc sur les flots,
Que tu vas apparaître au détour de la fagne
Avec ton diadème à ton front de héros,
Ton œil moqueur, ton uniforme de campagne,
Et soudain tout l'envol en geyser de tes mots ?

Marcel Thiry, Commémoration d'Apollinaire (À-propos lu au monument de Bernister), 1935
On a trouvé ce texte dans la remarquable anthologie des poèmes de Marcel Thiry publiée par les éditions La Table Ronde, Collection La petite vermillon, Tous les grands ports ont des jardins zoologiques.


Et j'invite ceux qui souhaiteraient vagabonder un peu en ces lieux sur les traces en mots et en photos du poète, à cliquer ICI.

 

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