"C’est pourtant toujours le même paysage que j’ai sous les yeux depuis des mois. Les variations sont très ténues, liées aux heures du jour, à l’alternance des marées, au cycle immuable du soleil, qui se lève derrière l’immeuble et se couche à l’horizon, à la pluie fine qui recouvre la surface de ma vitre et la transforme en un tamis perlé de gouttelettes et de buée. L’appartement où je séjourne n’est pas situé sur la digue, mais à l’angle supérieur d’une ruelle adjacente. Il se trouve au sixième étage, presque dans le ciel, parmi les errements des mouettes et les déplacements des nuages. De la fenêtre, on aperçoit la mer par-dessus le toit du casino. Je reste là du matin au soir dans mon fauteuil roulant. Je ne fais rien, et j’éprouve la monotonie des heures, mon œil construit des figures géométriques, assemble les éléments épars qui sont à ma disposition, la mer, le ciel, les rides de la plage déserte. Je devine au loin les silhouettes minuscules de promeneurs en anoraks qui marchent avec un chien le long de la mer. Il n’arrive vraiment rien dans ma vie pour que la seule présence d’un chien sur le rivage fasse figure d’événement."
"Je suis toujours ici, physiquement, à Ostende, immobile dans mon fauteuil roulant au sixième étage, dans cet appartement, mais mon esprit a pris le large et, porté par le vent et les embruns, entraîné par le grand air et le sable qui fuit en rampant sur la plage les jours de tempête, je parviens à m’abstraire de la réalité où je suis encalminé depuis des mois. Je me mets alors à construire, sur ce canevas ostendais, sur ces fondations flamandes, des paysages asiatiques, des villes japonaises qui viennent se superposer à la plage réelle que j’ai sous les yeux. Un soir que je regarde par la fenêtre à la tombée du jour, tandis que les premières lumières apparaissent à l’horizon au-delà de la ligne de fuite des Galeries royales, et même plus loin encore, au-delà de Raversijde, aux confins des souvenirs et de l’imagination, c’est la ville de Tokyo qui m’apparaît soudain au loin dans le rectangle de la fenêtre, parsemée de lumières mystérieuses qui viennent de s’allumer à l’horizon, néons et réverbères, enseignes, éclairages des rues et des artères, des ponts, des voies ferrées, autoroutes métropolitaines et réseau d’avenues surélevées enchevêtrées, miroitement de pierreries et bracelets de lumière piquetée, guirlandes et lignes brisées de points lumineux dorés, souvent minuscules, stables ou scintillants, proches et lointains, signes rouges des balises aériennes qui clignotent dans la nuit au sommet des antennes et aux angles des toits."
"Je revois Madeleine qui me prend la main et me sourit avec douceur. À la fin de la visite, sans un mot, les larmes aux yeux, elle s’incline pour déposer un baiser sur mon front, comme on rend hommage à un mort, et je lui réponds d’un faible sourire des yeux."
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Les tableaux ont été vus et photographiés au musée d'Orsay en octobre 2020, lors de la belle exposition consacrée au peintre ostendais Léon Spilliaert.
Un œil attentif remarquera peut-être un presque involontaire autoportrait de la photographe...
Cette page de votre blogue est un chef d'œuvre. Le rapport d'intelligence entre le texte choisi et vos photographies (superbe exposition Léon Spilliaert !) fonde l'émotion des perspectives, des lignes de fuite, des volumes presque énigmatiques de ce peintre solitaire. Accordez-moi de vous donner momentanément un autre prénom, pour vous dire : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce. »…
RépondreSupprimerMerci, merci infiniment, cher Patrick, dont les visites en ce lieu, quelque peu déserté ces temps-ci, me font toujours très plaisir !
RépondreSupprimerPour une fois, Marie.
Lorsqu'on a annoncé la mort du charmant et réservé Trintignant, j'ai pensé que vous éprouviez alors une forme de tristesse.
RépondreSupprimerCher Patrick, comme toujours vous avez pensé très juste. Oui, une tristesse rendant tangible le temps qui s'écoule et la fin d'un monde. Merci beaucoup pour votre passage ici.
SupprimerLa fin d'un monde… Le nôtre, en effet, s'en va. Les formes qui nous étaient familières s'estompent, leurs contours sont comme noyés progressivement dans la brume. J'ai sur tout cela des idées que vous ne partagez pas, mais une chose nous est commune : le souvenir heureux de ces formes, et la mémoire de ceux qui peuplèrent notre fantaisie. Écrivez encore, vous avez une très fine perception de la mélancolie, et un style qui murmure parfaitement son « blues ».
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