"Au dessert, les chansons patriotiques d'après
la Libération avaient disparu. Les parents entonnaient "Parlez-moi
d'amour", de vieux jeunes gens "Mexico" et les enfants "Ma grand-mère
était cow-boy". Nous, on aurait eu trop honte de chanter
comme avant "Étoile des neiges". Priés d'en pousser une, on prétendait
ne connaître aucune chanson en entier, certains que Brassens et Brel
détonneraient dans la béatitude des fins de repas, qu'il fallait de
préférence des chansons que d'autres repas et des larmes essuyées avec
le coin de la serviette avaient consacrées. On répugnait farouchement à
dévoiler des goûts musicaux qu'ils ne pouvaient comprendre, eux qui ne
connaissaient pas un mot d'anglais en dehors de fuck you appris à la
Libération, ignoraient l'existence des Platters et de Bill Haley.
Mais le lendemain, dans le silence de la salle d'études, au sentiment de
vide qui nous envahissait, on savait que la veille avait été, même si
on s'en défendait, qu'on avait cru rester extérieurs et s'ennuyer, un
jour de fête." Annie Ernaux, Les années
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