samedi 21 juin 2014

Cher Monsieur


Jean-Paul Sartre est né le 21 juin 1905, Françoise Sagan le 21 juin 1935.

Chers amis lecteurs, fidèles ou simples passants, si vous ne connaissez pas cette Lettre d’amour à Jean-Paul Sartre, lisez-là, et si vous la connaissez déjà, relisez-là. Ce texte, magnifique et émouvant hommage adressé aussi bien à l’homme qu’à l’écrivain (mais après tout, comme souvent il est difficile de distinguer l’un de l’autre), témoigne de la générosité, de l’humanité, de la modestie, de l’intelligence, du talent, de la grâce et de l’élégance de son destinataire aussi bien que de celle qui l’a écrit. C’est une des plus belles lettres qui soient. Merci, Françoise Sagan.

* * *

« Cher Monsieur,

Je vous dis “cher Monsieur” en pensant à l’interprétation enfantine de ce mot dans le dictionnaire : “un homme quel qu’il soit”. Je ne vais pas vous dire “cher Jean-Paul Sartre”, c’est trop journalistique, ni “cher Maître”, c’est tout ce que vous détestez, ni “cher confrère”, c’est trop écrasant. Il y a des années que je voulais vous écrire cette lettre, presque trente ans, en fait, depuis que j’ai commencé à vous lire, et dix ans ou douze ans surtout, depuis que l’admiration à force de ridicule est devenue assez rare pour l’on se félicite presque du ridicule. Peut-être moi-même ai-je assez vieilli ou assez rajeuni pour me moquer aujourd’hui de ce ridicule dont vous ne vous êtes, toujours superbement, jamais soucié vous-même.

Seulement, je voulais que vous receviez cette lettre le 21 juin, jour faste pour la France qui vit naître, à quelques lustres d’intervalle, vous, moi, et plus récemment Platini, trois excellentes personnes portées en triomphe ou piétinées sauvagement – vous et moi uniquement au figuré, Dieu merci – pour des excès d’honneur ou des indignités qu’elles ne s’expliquent pas. Mais les étés sont courts, agités et se fanent. J’ai fini par renoncer à cette ode d’anniversaire, et cependant il fallait bien que je vous dise ce que je vais vous dire et qui justifie ce titre sentimental.

En 1950, donc, j’ai commencé à tout lire, et depuis, Dieu ou la littérature savent combien j’ai aimé ou admiré d’écrivains, notamment parmi les écrivains vivants, de France ou d’ailleurs. Depuis, j’en ai connu certains, j'ai suivi la carrière des autres aussi, et s’il en reste encore beaucoup que j’admire en tant qu’écrivains, vous êtes bien le seul que je continue à admirer en tant qu’homme. Tout ce que vous m’aviez promis à l’âge de mes quinze ans, âge intelligent et sévère, âge sans ambitions précises donc sans concessions, toutes ces promesses, vous les avez tenues. Vous avez écrit les livres les plus intelligents et les plus honnêtes de votre génération, vous avez même écrit le livre le plus éclatant de talent de la littérature française : Les Mots. Dans le même temps, vous vous êtes toujours jeté, tête baissée, au secours des faibles et des humiliés, vous avez cru en des gens, des causes, des généralités, vous vous êtes trompé parfois, ça, comme tout le monde, mais (et là contrairement à tout le monde) vous l’avez reconnu à chaque fois.Vous avez refusé obstinément tous les lauriers moraux et tous les revenus matériels de votre gloire, vous avez refusé le pourtant prétendu honorable Nobel alors que vous manquiez de tout, vous avez été plastiqué trois fois lors de la guerre d’Algérie, jeté à la rue sans même sourciller, vous avez imposé aux directeurs de théâtre des femmes qui vous plaisaient pour des rôles qui n’étaient pas forcément les leurs, prouvant ainsi avec faste que, pour vous, l’amour pouvait être au contraire “le deuil éclatant de la gloire”. Bref, vous avez aimé, écrit, partagé, donné tout ce que vous aviez à donner et qui était l’important, en même temps que vous refusiez tout ce que l’on vous offrait et qui était l’importance. Vous avez été un homme autant qu’un écrivain, vous n’avez jamais prétendu que le talent du second justifiait les faiblesses du premier ni que le bonheur de créer seul autorisait à mépriser ou à négliger ses proches, ni les autres, tous les autres. Vous n’avez même pas soutenu que se tromper avec talent et bonne foi légitimait l’erreur. En fait, vous ne vous êtes pas réfugié derrière cette fameuse fragilité de l’écrivain, cette arme à double tranchant qu’est son talent, vous ne vous êtes jamais conduit en Narcisse, pourtant un des trois seuls rôles réservés aux écrivains de notre époque avec ceux de petit maître et de grand valet. Au contraire, cette arme supposée à double tranchant, loin de vous y empaler avec délices et clameur comme beaucoup, vous avez prétendu qu’elle vous était légère à la main, qu’elle était efficace, qu’elle était agile, que vous l’aimiez, et vous vous en êtes servi, vous l’avez mise à la disposition des victimes, des vraies à vos yeux, celles qui ne savent ni écrire, ni s’expliquer, ni se battre, ni parfois même se plaindre.

En ne criant pas après la justice parce que vous ne vouliez pas juger, ne parlant pas d’honneur, parce que vous ne vouliez pas être honoré, n’évoquant même pas la générosité parce que vous ignoriez que vous étiez, vous, la générosité même, vous avez été le seul homme de justice, d’honneur et de générosité de notre époque, travaillant sans cesse, donnant tout aux autres, vivant sans luxe comme sans austérité, sans tabou et sans fiesta sauf celle fracassante de l’écriture, faisant l’amour et le donnant, séduisant mais tout prêt à être séduit, dépassant vos amis de tous bords, les brûlant de vitesse et d’intelligence et d’éclat, mais vous retournant sans cesse vers eux pour le leur cacher. Vous avez préféré souvent être utilisé, être joué, à être indifférent, et aussi, souvent être déçu à ne pas espérer. Quelle vie exemplaire pour un homme qui n’a jamais voulu être un exemple !

Vous voici privé de vos yeux, incapable d’écrire, dit-on, et sûrement aussi malheureux parfois qu’on puisse l’être. Peut-être alors cela vous fera-t-il plaisir ou plus de savoir que partout où j’ai été depuis vingt ans, au Japon, en Amérique, en Norvège, en province ou à Paris, j’ai vu des hommes et des femmes de tout âge parler de vous avec cette admiration, cette confiance et cette même gratitude que celle que je vous confie ici.

Ce siècle s’est avéré fou, inhumain, et pourri. Vous étiez, êtes resté, intelligent, tendre et incorruptible.
Que grâces vous en soient rendues. »

Françoise Sagan, Lettre d’amour à Jean-Paul Sartre, texte écrit en 1979 et repris dans Avec mon meilleur souvenir

4 commentaires:

  1. Très belle lettre en effet : merci Florence, mais… gaspe ! Sartre est mort le 15 avril 1980…
    Juste après avoir lu cette lettre ?

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    1. Après recherche, c'est en fait en 1979 qu'a été écrite cette lettre, mea culpa ! Merci cher George d'avoir relevé cette incohérence temporelle.

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    2. Pas forcément d'incohérence : la lettre aurait pu être écrite entre le 1er janvier et le 15 avril, puisque Sagan écrit au début : "Mais les étés sont courts, agités et se fanent. J’ai fini par renoncer à cette ode d’anniversaire" — ce qui signifie qu'elle n'a pas été envoyée le 21 juin. Mais a-t-elle seulement été envoyée ? Rien ne le dit, en vérité…

      En tout cas, il faut que tu corriges la date dans le corps du billet !

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    3. Je ne voulais pas corriger, afin que ton commentaire reste compréhensible… ! Mais bon, voilà, c’est fait.
      En fait, la confusion vient de Françoise Sagan elle-même (et on lui pardonne bien), qui écrit dans Avec mon meilleur souvenir :
      « J’écrivis cette lettre en 1980 et la fis publier dans L’Egoïste, le bel et capricieux journal de Nicole Wisniak. Bien sûr, j’en demandai d’abord la permission à Sartre, par personne interposée. Nous ne nous étions pas vus depuis près de vingt ans. […]
      Sartre, aveugle, se fit donc lire cette lettre, et demanda à me voir, à dîner avec moi en tête à tête. J’allai le chercher boulevard Edgar-Quinet où je ne passe plus jamais maintenant sans un serrement de cœur. Nous allâmes à La Closerie des Lilas. Je le tenais par la main pour qu’il ne tombe pas, et je bégayais d’intimidation. Nous formions, je crois, le plus curieux duo des lettres françaises, et les maîtres d’hôtel voletaient devant nous comme des corbeaux effrayés.
      C’était un an avant sa mort. »

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