lundi 20 octobre 2014

Solitude (7) - Comme si tout était encore possible

42, rue de l'Arcade - octobre 2014
"Il était sur le point de raccrocher, mais il garda son sang-froid.
« Vous connaissez la rue de l'Arcade ? demanda l'autre. Nous pourrions nous retrouver dans un café. Au 42, rue de l'Arcade. »
Daragane nota l'adresse. Il reprit son souffle et dit :
« Très bien, monsieur. Au 42, rue de l'Arcade, demain, à cinq heures du soir. »
Puis il raccrocha sans attendre la réponse de son interlocuteur. Il regretta aussitôt de s'être comporté de manière aussi brutale, mais il mit cela au compte de la chaleur qui pesait sur Paris depuis quelques jours, une chaleur inhabituelle pour le mois de septembre. Elle renforçait sa solitude. Elle l'obligeait à rester enfermé dans cette chambre jusqu'au coucher du soleil. Et puis, le téléphone n'avait plus sonné depuis des mois."

 * * *

"Il avait souvent rêvé, au creux de certains après-midi de solitude, que le téléphone sonnerait et qu’une voix douce lui donnerait rendez-vous. Il se rappelait le titre d’un roman qu’il avait lu : Le Temps des rencontres. Peut-être ce temps-là n’était-il pas encore fini pour lui."

* * * 

"Quelle drôle d'idée, ce rendez-vous avec un inconnu, lui qui n'avait vu personne depuis trois mois et qui ne s'en portait pas plus mal... Au contraire. Dans cette solitude, il ne s'était jamais senti aussi léger, avec de curieux moments d'exaltation le matin ou le soir, comme si tout était encore possible et que, selon le titre du vieux film, l'aventure était au coin de la rue... Jamais, même durant les étés de sa jeunesse, la vie ne lui avait paru aussi dénuée de pesanteur que depuis le début de cet été-là. Mais l'été, tout est en suspens - une saison "métaphysique", lui disait jadis son professeur de philosophie, Maurice Caveing. C'est drôle, il se rappelait le nom "Caveing" et il ne savait plus qui était de Torstel."

* * *

" « Vous me donniez des conseils de lecture, vous vous souvenez ? »
Il s'efforçait de prendre une voix émue. Et c'était vrai, après tout, que ce fantôme lui avait offert, quand il était enfant, les Fables de La Fontaine dans la collection à couverture pâle des Classiques Hachette. Et quelque temps plus tard, le même homme lui avait conseillé de lire Fabrizio Lupo quand il serait grand.
« Décidément, vous avez beaucoup de mémoire... »
Le ton s'était radouci, et Perrin de Lara lui souriait. Mais ce sourire était un peu crispé. Il se pencha vers Daragane :
« Je vais vous dire... Je ne reconnais plus le Paris où j'ai vécu... Il a suffi de cinq ans d'absence... j'ai l'impression d'être dans une ville étrangère... »
Il serrait les mâchoires comme pour empêcher les mots de sortir de sa bouche dans un flot désordonné. Sans doute n'avait-il parlé à personne depuis longtemps.
« Les gens ne répondent plus au téléphone... Je ne sais pas s'ils sont encore vivants, s'ils m'ont oublié, ou s'ils n'ont plus le temps de prendre une communication...»
Le sourire était devenu plus large, le regard plus tendre. Peut-être voulait-il atténuer la tristesse de ses paroles, une tristesse qui s'accordait bien à la terrasse déserte où l'éclairage laissait des zones de pénombre."

4 commentaires:

  1. Ces histoires de téléphone me rappellent le début de L'invité mystère de Grégoire Bouillier, une petite merveille dont je ne saurais te recommander trop chaudement la lecture, si tu ne connais pas.

    J'en avais donné quelques extraits ici et .

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    1. Non, je ne connaissais pas. Merci merci !

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    2. De rien, chère Florence.
      Non seulement Grégoire Bouillier maîtrise remarquablement l'écriture mais son procédé de narration est assez vertigineux : dans cet ouvrage-là (il publie hélas trop peu), il façonne un coup de théâtre magistral qui te coupe littéralement le souffle.
      En plus, ça coûte une bouchée de pain…

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    3. Eh bien, on peut dire que tu as l'art de donner envie, si après ça je ne me précipite pas pour l'acheter !

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