dimanche 6 novembre 2016

Fabienne de Mortsauf (la voix d'or)


Fabienne Tabard... Fabienne Tabard... Fabienne Tabard...

Delphine Seyrig est (pour moi au moins) indissociable de Fabienne Tabard, la femme mariée dont s'éprend violemment Antoine Doinel dans Baisers volés, un de ses plus beaux rôles sans doute. Son personnage donne lieu à quelques scènes mythiques, notamment le fameux monologue de Jean-Pierre Léaud-Antoine Doinel, qui devant son miroir psalmodie crescendo jusqu'à épuisement les noms de Fabienne Tabard et Christine Darbon, les deux femmes entre lesquelles il hésite, et son propre nom.

Baisers volés, et plus précisément l'épisode Fabienne Tabard, est directement inspiré du Lys dans la vallée. François Truffaut, fervent admirateur de Balzac, annonce cette paternité dès le tout début du film, lorsqu'on voit le deuxième classe Antoine Doinel, dans sa cellule de prison militaire, en train de lire le roman de Balzac.


Le titre même du film est une référence directe au roman, à la scène inaugurale du bal, où le jeune Félix de Vandenesse tombe éperdument amoureux de Madame de Mortsauf.

"Trompée par ma chétive apparence, une femme me prit pour un enfant prêt à s'endormir en attendant le bon plaisir de sa mère, et se posa près de moi par un mouvement d'oiseau qui s'abat sur son nid. Aussitôt je sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y brilla depuis la poésie orientale. Je regardai ma voisine, et fus plus ébloui par elle que je ne l'avais été par la fête ; elle devint toute ma fête. Si vous avez bien compris ma vie antérieure, vous devinerez les sentiments qui sourdirent en mon cœur. Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j'aurais voulu pouvoir me rouler, des épaules légèrement rosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pour la première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dont la peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Ces épaules étaient partagées par une raie, le long de laquelle coula mon regard, plus hardi que ma main. Je me haussai tout palpitant pour voir le corsage et fus complètement fasciné par une gorge chastement couverte d'une gaze, mais dont les globes azurés et d'une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans des flots de dentelle. Les plus légers détails de cette tête furent des amorces qui réveillèrent en moi des jouissances infinies : le brillant des cheveux lissés au-dessus d'un cou velouté comme celui d'une petite fille, les lignes blanches que le peigne y avait dessinées et où mon imagination courut comme en de frais sentiers, tout me fit perdre l'esprit. Après m'être assuré que personne ne me voyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jette dans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules en y roulant ma tête. Cette femme poussa un cri perçant, que la musique empêcha d'entendre ; elle se retourna, me vit et me dit : "- Monsieur ?" Ah ! si elle avait dit : "Mon petit bonhomme, qu'est-ce qui vous prend donc ?" je l'aurais tuée peut-être ; mais à ce monsieur ! des larmes chaudes jaillirent de mes yeux. Je fus pétrifié par un regard animé d'une sainte colère, par une tête sublime couronnée d'un diadème de cheveux cendrés, en harmonie avec ce dos d'amour. Le pourpre de la pudeur offensée étincela sur son visage, que désarmait déjà le pardon de la femme qui comprend une frénésie quand elle en est le principe, et devine des adorations infinies dans les larmes du repentir. Elle s'en alla par un mouvement de reine.
(...)
J'aimai soudain sans rien savoir de l'amour. N'est-ce pas une étrange chose que cette première irruption du sentiment le plus vif de l'homme ? J'avais rencontré dans le salon de ma tante quelques jolies femmes, aucune ne m'avait causé la moindre impression. Existe-t-il donc une heure, une conjonction d'astres, une réunion de circonstances expresses, une certaine femme entre toutes, pour déterminer une passion exclusive, au temps où la passion embrasse le sexe tout entier ? En pensant que mon élue vivait en Touraine, j'aspirais l'air avec délices, je trouvai au bleu du temps une couleur que je ne lui ai plus vue nulle part. Si j'étais ravi mentalement, je parus sérieusement malade, et ma mère eut des craintes mêlées de remords. Semblable aux animaux qui sentent venir le mal, j'allai m'accroupir dans un coin du jardin pour y rêver au baiser que j'avais volé."

On retrouve cette adoration pour une femme idéalisée, exceptionnelle, quasiment irréelle, dans les mots qu'emploie Antoine Doinel, détective privé chargé d'une enquête sur Georges Tabard, pour décrire la femme de celui-ci, lors de son premier rapport d'enquête par téléphone :

"- Ah j'ai fait la connaissance de Madame Tabard. Elle a une voix enchanteresse et parle l'anglais avec une pureté admirable.
- Donnez-moi son signalement.
- C'est une femme superbe ! Avec un air très vague et très doux. Le nez est un peu relevé, mais droit et spirituel.
- Sa taille ?
- Ah, elle a la taille élancée. 
- Non je vous demande combien elle mesure.
- Oh... 1m66, sans talons.
- Le forme du visage ?
- C'est un ovale très pur. Enfin, un ovale un peu triangulaire... mais le teint est lumineux et comme éclairé de l'intérieur !
- Écoutez Antoine, ce qu'on vous demande, c'est un rapport, pas une déclaration d'amour. Bonne nuit." 

Et bien sûr le fameux : "Madame Tabard n'est pas une femme, c'est une apparition !"

La "voix enchanteresse" de Fabienne Tabard renvoie explicitement aux mots de Félix de Vandenesse pour décrire celle d'Henriette de Mortsauf :

"- Entrez donc, messieurs ! dit alors une voix d'or.
Quoique Madame de Mortsauf n'eût prononcé qu'un mot au bal, je reconnus sa voix qui pénétra mon âme et la remplit comme un rayon de soleil remplit et dore le cachot d'un prisonnier."


Outre son élégance naturelle et sa grâce sublime, quelle actrice aurait pu, mieux que Delphine Seyrig, incarner cette voix d'or  ? 
Lorsque François Truffaut lui propose le rôle, elle lui répond par lettre, en phase avec l'écho proposé par le réalisateur entre son film et le roman de Balzac : "Quant à Fabienne de Mortsauf, je l'adore... Il y a cependant des questions que je voudrais vous poser sur elle, sur Félix Antoine Léaud de Vandenesse."


Antoine, lecteur du Lys dans la vallée comme on l'a vu, s'identifie tout de suite à Félix, l'écrivant de façon explicite dans le pneumatique qu'il envoie à Fabienne Tabard :
"J'ai rêvé un moment que des sentiments allaient exister entre nous, mais ils mourront de la même impossibilité que l'amour de Félix de Vandenesse pour Madame de Mortsauf dans Le Lys dans la vallée. Adieu."

Pneumatique qui déclenchera l'admirable scène, lorsque Fabienne Tabard lui rend visite dans sa mansarde :  


"Bonjour Antoine, je vous réveille. Mais moi aussi j'ai été réveillée très, très tôt ce matin par votre pneumatique. Mais c'est pas grave. C'est toujours agréable de se réveiller en lisant des choses jolies. Je me suis mise à ma place pour vous répondre... et puis non. Je me suis aperçue que... il fallait que je vienne ici tout de suite, moi-même.
Bon, j'ai lu "Le Lys dans la Vallée". Je suis comme vous, je trouve que c'est très beau. Mais vous oubliez une chose, c'est que... Madame de Mortsauf aimait Félix de Vandenesse. Ce n'est pas une belle histoire d'amour. C'est une histoire... lamentable. Parce que... finalement elle est morte de n'avoir pas pu partager cet amour avec lui. Et puis, je ne suis pas une apparition. Je suis une femme. C'est tout le contraire."



C'est donc Fabienne Tabard qui refuse la parenté de leur histoire avec celle des personnages de Balzac, et permet à Antoine Doinel de clore cette parenthèse et de vivre son histoire d'amour avec Christine Darbon, en passant avec lui un contrat qu'il accepte bien volontiers...

* * *


Deux ans après Baisers volés, en 1970, Delphine Seyrig incarnait à merveille Henriette de Mortsauf dans le téléfilm de Marcel Cravenne Le Lys dans la vallée.
 

4 commentaires:

  1. l'Anonyme fantomatique de ce blogue6 novembre 2016 à 22:35

    Bonsoir Florence,

    et merci pour ce très long et très beau billet. Je suis persuadé que Balzac lui-même avait un point de vue ambivalent sur le renoncement de Mme de Mortsauf au désir qui l'entraîne vers Félix -- un point de vue assez proche de celui de Truffaut en fait.

    Si l'essentiel du roman nous fait partager la lecture idéalisée que Félix fait de sa propre histoire, Félix qui magnifie le sacrifice d'Henriette et l'élève jusqu'au sublime, il ne faut pas oublier que son récit à la première personne est contrebalancé, dans les dernières pages du Lys dans la Vallée, par la réponse cinglante de Natalie de Manerville à qui tout ce récit est adressé: lettre pleine d'ironie envers Félix, qui souligne sa naïveté, pour ne pas dire sa sottise, et qui par contrecoup nous invite à relire toute l'histoire autrement.

    Enfin, le signe le plus éloquent du jugement véritable de Balzac sur son héroïne et ses scrupules n'est-il pas le nom qu'il a forgé pour le domaine sur lequel règne Mme de Mortsauf: Clochegourde?

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  2. Merci beaucoup, cher Anonyme, pour ces commentaires éclairants. Il est vrai que la lettre de Natalie donne sur la confession de Félix un point de vue différent et fort instructif, et apporte au roman un piquant sans doute nécessaire à son équilibre. Fabienne Tabard (et donc Truffaut, ainsi que vous le faites justement remarquer), ne s'y trompe pas en refusant le rôle de "la Vierge de Clochegourde", comme la nomme Natalie. Quant au nom du domaine, j'avoue qu'il m'avait intriguée, mais que je n'avais pas osé aller jusqu'à votre conclusion...
    Par ailleurs, savoir que vous continuez, même de manière fantomatique, à être visiteur et lecteur d'ici, m'a fait bien plaisir.

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  3. Franchement, Florence, je suis jaloux : c'est désormais à vous, définitivement, que notre cher Anonyme fait les yeux doux !
    En plus, dégoûté de Balzac par Eugénie Grandet (même si La peau de chagrin, plus tard, m'avait pas mal botté), je n'ai jamais lu Le lys dans la vallée.

    Mais Doinel non plus, puisque ce "classiques Larousse" n'en est qu'un pâle digèste.

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  4. Ah George, pas de jalousie, j'espère que notre ami vous rendra visite également !
    J'avais aussi remarqué qu'Antoine ne lisait en effet que des extraits, et j'ai failli rajouter un petit développement là-dessus, mais ce post me semblait déjà très long !
    Sinon, il n'est pas trop tard pour découvrir ce Lys ! D'ailleurs, vous vous souvenez des échanges à propos des "diables bleus", que nous avions eus ici-même avec notre cher Anonyme ? Eh bien cette expression est utilisée également dans Le Lys dans la vallée, avec le dialogue suivant :
    "- Il paraît que le général a toujours ses dragons noirs, repris-je en regardant madame de Mortsauf.
    - Nous avons tous nos blues devils, répondit-elle. N'est-ce pas le mot anglais ?"
    Avec cette faute d'anglais sur "blue", commise, allez savoir, par Balzac ou par Madame de Mortsauf... A moins que ce ne soit déjà l'anticipation de la déformation de l'expression vers le blues...

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