"Vous avez l'air triste et je crois que c'est de ma faute, j'ai dit.
Elle s'est redressée un peu.
Je suis moins triste que vous.
Mais non, je ne suis pas triste, j'ai protesté. Tenez, on pourrait aller à Valparaiso.
Maintenant ?
Non, pas maintenant, j'ai dit. Une autre fois. Je sais pas, dans une semaine ou deux. Qu'est-ce que vous en dites. C'est parce que j'ai envie d'embrasser Valparaiso.
Embrasser ? Mais oui, la prendre dans mes bras, la ville, et aussi toute la baie. Faire un grand tour, monter dans les collines depuis le nord, avec le Pacifique à portée de main, et puis redescendre jusqu'au port et rester un peu, à regarder les cargos.
Il y a eu un temps de silence et c'était comme si on commençait à les regarder, les cargos.
Décidément, vous aimez les grandes marches, elle a dit.
Ah, et je voudrais aussi revoir la maison de Neruda. Ça oui, j'aimerais bien la revoir. On pourra passer par là, si vous voulez."
"Vous êtes fâché contre moi ? a demandé Ema.
J'ai dit que j'étais pas fâché du tout, et encore moins contre elle.
À cause de mon rendez-vous d'aujourd'hui, elle a dit.
Mais non, j'ai fait. On a tous nos petites manies. Vous, c'est les rendez-vous.
Elle a ri.
Et vous, Ernesto, vous avez des manies ?
Plein, j'ai dit. Tenez, depuis qu'on s'est vus à Santiago, je chantonne Te recuerdo Amanda à chaque fois que je pense à vous. En me tenant droit comme un i. Je me demande d'où ça peut venir.
C'est drôle, elle a dit. Vous aimez Victor Jara ?
Bien sûr que je l'aime. Regardez, la pluie s'arrête. Alors, vous voulez bien marcher ?
Oui.
Si nous parcourons tous les escaliers de Valparaiso, nous aurons fait le tour du monde, j'ai dit joyeusement.
Tous les escaliers, ce ne sera pas facile, elle a dit. Mais quand même, on a une bonne matinée devant nous pour nous promener. On pourra déjeuner aussi, si vous voulez. Et après, je partirai.
On a traversé la place de la gare routière.
On va monter par Argentina Poniente, j'ai dit. Là-haut, on sera tranquilles. On ira d'une colline à l'autre en suivant Alemania. Vous voulez bien, Ema ?
Elle a dit oui.
Quelques rayons de soleil ont percé les nuages mais le ciel restait menaçant. On a commencé à grimper. Je marchais un peu devant, en me retournant régulièrement vers elle.
Vous savez, j'ai dit, cette histoire d'escaliers et de tour du monde, c'est pas moi qui l'ai inventée.
Je sais, elle a dit. Ne vous inquiétez pas, Ernesto."
"Si nous parcourons tous les escaliers de Valparaiso, nous aurons fait le tour du monde." Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu |
On se souviendra que Victor Jara, chanteur chilien très populaire et fidèle soutien du président Salvador Allende, fut arrêté, torturé et assassiné par la junte militaire quelques jours après le coup d'état du 11 septembre 1973.
On a trouvé beaucoup de choses dans ce court roman sensible et délicat d’Antoine Choplin, Partiellement nuageux, paru très récemment aux éditions La fosse aux ours. De Santiago à Valparaiso, du Musée de la Mémoire à un petit observatoire astronomique installé en territoire mapuche, de Neruda à Jara, des très sombres heures de la dictature aux souvenirs douloureux et confidences difficiles : la possibilité d'un amour.