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Hésiode et la muse - Gustave Moreau |
« Massot, il faut encore me garder le petit tout ce
printemps, tout cet été, mais, ramène-le tous les samedis et laisse-le tout le
jour. Il retournera à l’école en octobre. Toi, fiston, ouvre la malle, là-bas.
Il y a un paquet de livres. On me les a donnés pour toi. L’homme a dit que tu
commences à lire le premier. Samedi prochain il sera là, tu lui diras ce que tu
n’as pas compris, il t’expliquera, lui. Comme ça. Et maintenant, va boire ton
café au lait. »
Sitôt dans l’escalier, je dénouai la ficelle, j’ouvris le
paquet. Il y avait L’Odyssée, Hésiode, un petit Virgile en deux volumes et
une Bible toute noire.
***
J’avais fait deux parts de tous ses rouages. Il y avait
vingt ou trente petites roues dans ma tête à qui j’avais donné le travail de
comprendre la politesse digne et la belle écriture. Toute cette partie du
mécanisme on l’appelait : « Viens ici » et ça gagnait trente
francs par mois, et ça servait à acheter des pommes de terre.
La grande part, nul n’y touchait. Elle s’appelait Jean le
Bleu. On aurait bien voulu l’atteindre et l’enfermer dans la livrée qui saluait
les mesdames. Mais, c’était trop tard. Déjà le visage du mur, Décidément et
Madame-la-Reine, Anne et la fille au musc, tous ceux-là l’avaient de ronde en
ronde tiré au large des beaux prés. Franchesc Odripano lui avait donné les
éperons en ailes d’hirondelles, et maintenant elle était en selle sur le cheval.
Je vivais dans un monde amer et exalté. On avait, paraît-il,
sauvé toutes les princesses sans m’attendre. C’était mon temps de floraison. J’avais
besoin d’héroïsme, d’amour et de meurtrissures. A chacun de mes gestes, le don
de moi-même coulait le long de mes membres comme de la sueur.
***
« Quand on a le souffle pur, disait mon père, on peut
autour de soi éteindre les plaies comme des lampes. »
Mais, je ne savais pas. Je disais :
« Si on éteint les lampes, papa, on n’y verra plus. »
A ce moment, les yeux de velours restaient un moment
immobiles et ils regardaient au-delà de ma glorieuse jeunesse.
« C’est assez juste, répondait-il, les plaies
éclairent. C’est assez juste. Tu écoutes beaucoup Odripano. Il a fait ses
expériences. S’il peut rester jeune au milieu de nous, c’est parce qu’il est
poète. Tu sais ce que c’est la poésie ? Tu le sais, fils ? Il faut le
savoir. Maintenant écoute, moi aussi j’ai fait mes expériences, à moi, et je te
dis qu’il faut éteindre les plaies. Si, quand tu seras un homme, tu connais ces
deux choses : la poésie et la science d’éteindre les plaies, alors, tu
seras un homme. »
Jean Giono, Jean le Bleu