Place de la Bourse à la nuit qui tombe vite, fin octobre 2015, regard flou
... c'est qu'il me pleut sur le visage
Il a beaucoup plu en 1967, sur les visages, sur les maisons, dans les mémoires, puisque c'est de 1967 que date aussi ce chef d’œuvre poignant de Serge Reggiani qui a un peu bercé mon enfance...
"C'était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
La lune
Comme un point sur un i."
Alfred de Musset, Ballade à la Lune
New York Street with Moon, Georgia O'Keeffe (1925)
A priori, il n’existe pas de rapport entre Alfred de Musset et
Georgia O’Keeffe. Trente ans séparent la mort de l’un (1857) de la naissance de
l’autre (1887). Pourtant, par ces deux photos émouvantes, je leur trouve une étrange
fraternité. Celle de Musset serait la seule existante du poète. On n’en connaît
ni la date ni l’auteur, mais il semble avoir une trentaine d’années. Tout comme
cette Georgia O’Keeffe in Chemise, photographiée en 1918 par Alfred Stieglitz,
qui allait devenir son mari quelques années plus tard.
"- Pourquoi haletez-vous ?
- J'ai fait un peu de jogging.
- J'ai appelé au commissariat et on m'a gentiment donné votre numéro privé.
Pause.
- Je voulais seulement vous souhaiter bonne nuit.
Tout à coup, le printemps était là.
Des petites marguerites poussèrent dans les interstices entre les carreaux du sol.
Deux hirondelles vinrent se poser sur la bibliothèque. Elle gazouillèrent, si les hirondelles gazouillent.
- Merci. Mais malheureusement, ça ne va pas être une bonne nuit.
Pourquoi le dit-il ?
Il voulait se faire plaindre ou apparaître à ses yeux en guerrier, comme Roland ?
- Pourquoi ? demanda-t-elle.
- Je dois surveiller la villa des Sciortino.
- Je sais où c'est. Vous pensez que les voleurs, cette nuit...
- C'est une probabilité.
- Vous y allez seul ?
- Oui.
- Et où est-ce que vous allez vous cacher ?
- Sur cette petite colline qu'il y a...
- Oui, j'ai compris.
Une autre pause.
- Ben, bonne chance et bonne nuit quand même.
- Vous de même.
Enfin, elle avait tiliphoné ! Mieux que rin. il se dirigea vers la voiture en chantonnant Guarda come dondolo."
Andrea Camilleri, Le Sourire d'Angelica, traduction Serge Quadruppani
Et on n'oubliera pas que ce Guarda come dondolo (dont les arrangements sont signés Ennio Morricone), figure sur la bande originaledu Fanfaron, et qu'il y est même à l'honneur dans la bande-annonce.
Camilleri, Risi, avec eux aussi, même en automne, tout à coup le printemps est là...
"Paris change! mais rien dans ma mélancolie
N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs."
Charles Baudelaire, Le Cygne (Tableaux parisiens), Les Fleurs du mal
Très cher Jean, Toutes les gorges D’oiseaux voudraient Avoir ce bleu malade De neige à ciels Florentins Mais que faire ? Moi j’en ai marre Et vais rentrer
Nicolas de Staël, Lettre à Jean Bauret, écrite d’Antibes fin décembre 1954
"Qu’est-ce que la littérature ? C’est la mise en marche de l’esprit humain.
Qu’est-ce que la civilisation ? C’est la perpétuelle découverte que fait à chaque pas l’esprit humain en marche ; de là le mot Progrès. On peut
dire que littérature et civilisation sont identiques.
Les peuples se mesurent à leur littérature. Une armée de deux millions d’hommes passe, une Iliade reste ; Xercès a l’armée, l’épopée lui manque, Xercès s’évanouit. La Grèce est petite par le territoire et grande par Eschyle. Rome n’est qu’une ville ; mais par Tacite, Lucrèce, Virgile, Horace et Juvénal, cette ville emplit le monde. Si vous évoquez l’Espagne, Cervantès surgit ; si vous parlez de l’Italie, Dante se dresse ; si vous nommez l’Angleterre, Shakespeare apparaît. A de certains moments, la France se résume dans un génie, et le resplendissement de Paris se confond avec la clarté de Voltaire."
Victor Hugo, Discours d’ouverture du Congrès littéraire international, 17 juin 1878
"La circulation était fluide et l'automobile glissait sans que
j'entende le bruit du moteur. La radio marchait en sourdine et je me souviens
qu'au moment où nous
arrivions au pont de la Concorde, un orchestre jouait la musique d'Avril au
Portugal. J'avais envie de siffler l'air. Paris, sous ce soleil de
printemps, me semblait une ville neuve où je pénétrais pour
la première fois, et le quai d'Orsay, après les Invalides, avait,
ce matin-là, un charme de Méditerranée et de vacances. Oui,
nous suivions la Croisette ou la Promenade des Anglais."
"La musique était celle d'un transistor noir posé sur une table
de marbre circulaire. Par l'entrebâillement des deux portes-fenêtres,
je distinguais l'herbe et les massifs du jardin, et le ciel, où brillait
un croissant de lune.
Je me suis assis sur un tabouret au tissu brodé de fleurs et j'ai
regardé autour de moi. Une lampe, tout au fond, enveloppait la chambre
d'une lumière jaune et voilée. Sur la table de nuit, dans un désordre
de médicaments, de journaux et de livres, une grosse bougie gainée
de verre brûlait, et c'était elle, sans doute, qui répandait
un parfum d'ambre à travers toute la pièce. Un lit très
large à baldaquin, mais un baldaquin particulier, aérien, au ciel
circulaire, l'aspect d'une nacelle ou d'un insecte géant. Un matelas aux
draps défaits était posé à côté du lit,
à même le sol.
-Vous êtes là?
La voix provenait du fond de la pièce, de derrière une porte
entrouverte.
- Oui, madame.
- Ne m'appelez pas madame. Je m'excuse beaucoup de vous avoir fait attendre.
- Cela n'a aucune importance.
- Vous avez faim ?
-Non.
- Mais si... on va vous apporter à souper.
Elle forçait un peu sa voix pour que je l'entende de loin, et cela
laissait percer un léger, presque imperceptible accent faubourien.
- Vous aimez cette musique ?
Une longue plainte au saxophone. Mais oui, je connaissais cet air. Distendu,
ralenti, comme dans un rêve, c'était la musique d'Avril au
Portugal."
"Vers deux heures du matin, l'ancien lad apportait le plateau du «déjeuner». Poulet froid. Dragées. Fruits. Jus d'orange. Elle voulait m'apprendre
les règles du jeu de mah-jong auxquelles je ne comprenais rien, et les mêmes
disques tournaient sur le pick-up. Bien que ce fût déjà le
crépuscule pour eux à cette époque - comme Rocroy me le
disait dans sa lettre - les chansons qui revenaient le plus souvent étaient
des chansons de printemps : April in Paris, Some other Spring, Avril au
Portugal... Elles suffisent pour me restituer l'atmosphère de ces
nuits blanches et la présence de Carmen. Georges Maillot en sifflait lui
aussi les refrains lents et tendres et je me demande si ces chansons n'avaient
pas été, pour Carmen et pour lui, et d'autres gens d'un même
groupe dont ils étaient les seuls survivants, un signe de reconnaissance."
Patrick Modiano, Quartier perdu
* * *
Le fado Avril au Portugal, écrit en 1947, qui a été immortalisé par Amália Rodrigues et a donné lieu a de très nombreuses versions et reprises, s'appelait à l'origine Coimbra.
Ce n'est pas à Coimbra que je suis allée en avril 2015, mais à Lisbonne.
Où, en avril 2015, on a croisé, comme dans Requiem, le fantôme de Pessoa...
Lisbonne où, bien sûr, on ne peut pas ne pas penser à un autre avril au Portugal, celui de 1974...