lundi 5 octobre 2015

C'était en avril au Portugal



"La circulation était fluide et l'automobile glissait sans que j'entende le bruit du moteur. La radio marchait en sourdine et je me souviens qu'au moment où nous arrivions au pont de la Concorde, un orchestre jouait la musique d'Avril au Portugal. J'avais envie de siffler l'air. Paris, sous ce soleil de printemps, me semblait une ville neuve où je pénétrais pour la première fois, et le quai d'Orsay, après les Invalides, avait, ce matin-là, un charme de Méditerranée et de vacances. Oui, nous suivions la Croisette ou la Promenade des Anglais."


"La musique était celle d'un transistor noir posé sur une table de marbre circulaire. Par l'entrebâillement des deux portes-fenêtres, je distinguais l'herbe et les massifs du jardin, et le ciel, où brillait un croissant de lune.
Je me suis assis sur un tabouret au tissu brodé de fleurs et j'ai regardé autour de moi. Une lampe, tout au fond, enveloppait la chambre d'une lumière jaune et voilée. Sur la table de nuit, dans un désordre de médicaments, de journaux et de livres, une grosse bougie gainée de verre brûlait, et c'était elle, sans doute, qui répandait un parfum d'ambre à travers toute la pièce. Un lit très large à baldaquin, mais un baldaquin particulier, aérien, au ciel circulaire, l'aspect d'une nacelle ou d'un insecte géant. Un matelas aux draps défaits était posé à côté du lit, à même le sol.
-Vous êtes là?
La voix provenait du fond de la pièce, de derrière une porte entrouverte.
- Oui, madame.
- Ne m'appelez pas madame. Je m'excuse beaucoup de vous avoir fait attendre.
- Cela n'a aucune importance.
- Vous avez faim ?
-Non.
- Mais si... on va vous apporter à souper.
Elle forçait un peu sa voix pour que je l'entende de loin, et cela laissait percer un léger, presque imperceptible accent faubourien.
- Vous aimez cette musique ?
Une longue plainte au saxophone. Mais oui, je connaissais cet air. Distendu, ralenti, comme dans un rêve, c'était la musique d'Avril au Portugal."


"Vers deux heures du matin, l'ancien lad apportait le plateau du «déjeuner». Poulet froid. Dragées. Fruits. Jus d'orange. Elle voulait m'apprendre les règles du jeu de mah-jong auxquelles je ne comprenais rien, et les mêmes disques tournaient sur le pick-up. Bien que ce fût déjà le crépuscule pour eux à cette époque - comme Rocroy me le disait dans sa lettre - les chansons qui revenaient le plus souvent étaient des chansons de printemps : April in Paris, Some other Spring, Avril au Portugal... Elles suffisent pour me restituer l'atmosphère de ces nuits blanches et la présence de Carmen. Georges Maillot en sifflait lui aussi les refrains lents et tendres et je me demande si ces chansons n'avaient pas été, pour Carmen et pour lui, et d'autres gens d'un même groupe dont ils étaient les seuls survivants, un signe de reconnaissance."

Patrick Modiano, Quartier perdu

* * *

Le fado Avril au Portugal, écrit en 1947, qui a été immortalisé par Amália Rodrigues et a donné lieu a de très nombreuses versions et reprises, s'appelait à l'origine Coimbra.

Ce n'est pas à Coimbra que je suis allée en avril 2015, mais à Lisbonne.

Où, en avril 2015, on a croisé, comme dans Requiem, le fantôme de Pessoa...



Lisbonne où, bien sûr, on ne peut pas ne pas penser à un autre avril au Portugal, celui de 1974...


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