« Plaisir profond : "Les Biches", c'est du Chabrol du tonnerre de Dieu. C'est qu'on ne sait pas toujours, avec les films de Chabrol, ce qui nous attend : le champagne grande cuvée ou le sirop menthe. Avec "Les Biches", nous avons un Veuve Cliquot dont le millésime restera dans les mémoires.
La raison de cette réussite : "Les Biches", cela saute aux yeux, est un film auquel tient Chabrol. S'il y tient, c'est parce que, comme disent les gens, il s'y est
exprimé. Il dit, dans ces "Biches", ce qu'il a envie de dire et comme il a envie de le dire. Au vrai, il y répète ce qu'il n'a pas cessé de grommeler avec plus ou moins de bonheur et de conviction depuis qu'il fait des films : l'époque est bête ; le monde déborde d'une sottise asphyxiante. "
Sus à l'érotisme ! Sus à la violence !" brament les hypocrites de tout poil et les coincés de la braguette.
C'est se tromper d'ennemi, dit Chabrol, l'ennemi c'est la connerie puisqu'il faut l'appeler par son nom ; la voilà, la peste des temps modernes, et c'est contre cette peste-là que moi, Chabrol, je mène ma petite croisade sanitaire. Ma croisade à moi. En vérité, je vous le dis, la connerie devient criminelle, elle est, beaucoup plus que l'oisiveté, la mère de tous les vices, lorsqu'elle s'arme du fric. [...]
A Hitchcock on pense à plusieurs reprises [...]. Pas une bavure dans le montage assené sec, que j'appellerai montage en tessons de bouteille - aigu, tranchant, net, blessant - et qui se trouve en étroit accord avec l'excellent dialogue de Gégauff, lui aussi assené sec paf ! paf ! comme des paires de claques. Et en union avec une direction d'acteurs du type vachard : très bon Jean-Louis Trintignant en homme-objet, émouvante Jacqueline Sassard, et surtout une Stéphane Audran au sommet de sa forme, froide et brûlante, drôle et tragique, méchante et bouffonne, cuirassée et pourtant écorchée vive, métallique et vulnérable - admirable.
Avec "Les Biches", Chabrol administre la preuve de sa virtuosité technique. C'est le cinéma de A à Z, dans les plus belles couleurs qui soient. Bleu de nuit, bleu des purs azurs, bleu de la petite fleur du mal, azur de la Côte : "Les Biches" c'est une chasse à courre en bleu.
»
Jean-Louis Bory (
Le Nouvel Observateur, 20 mars 1968, repris dans
La nuit complice)
« Dans
Les Biches, le Sud en hiver est câlin et poignant comme une chanson de Nino Ferrer. Les parties de poker servent de défouloir à des bourgeois riches en bêtises :
"Il nous a emmenés chasser au Mozambique hors saison : vraiment n'importe quoi !"
Deux clowns font beaucoup de bruit : Robègue et Riais. Ils épatent la galerie, s'initient à la musique dodécaphonique, s'improvisent fous de deux reines à la couronne fragile : Jacqueline Sassard et Stéphane Audran. Jean-Louis Trintignant hésite entre les deux, goûte l'érotisme de chacune. A la fin, par-delà le drame, ne reste que Jacqueline.
Elle dessine à la craie sur le pont des Arts, est enlevée d'un sourire par Stéphane Audran.
Elle se love dans l'eau chaude d'un bain, sa jambe émergeant de la mousse, ses pieds s'amusant avec le robinet.
Elle accepte les mains de Stéphane Audran sous son chemisier vert, des mains qui défont ensuite les boutons de son pantalon.
Elle traîne au lit, s'allonge au bord de la mer, infuse le blues d'uns saison qui ressemble à un été indien.
Elle découvre la petite mort, ne veut pas qu'on l'embrasse, cède du bout des lèvres.
Elle mêle ses doigts aux doigts des hommes, des femmes.
Elle marche pieds nus sur les terrasses, reste au seuil des étreintes.
Elle se caresse dans la pénombre. Elle jouit par procuration de la jouissance de Stéphane Audran, de son visage, de son dos griffé, de des jambes enlancées.
Elle pleure. Elle tue. Elle apparaît pour la dernière fois sur un écran, s'enfermant par la suite dans les bras de Gianni Lancia, ancien pilote et héritier de la dynastie
automobile. »
Arnaud Le Guern,
Paul Gégauff- Une âme damnée